Prisonniers de leurs murs, les œuvres, les objets et les spécimens s’exposent sur Internet. Depuis la fermeture des institutions patrimoniales, les publics en ligne font face à une profusion de contenus culturels. Le numérique est devenu le seul moyen d’accéder aux collections. Ce flux abondant alimente le mythe d’une culture chez nous accessible “à tous et pour tous”. Cette multiplicité de contenu, notamment sur les plateformes socio-numériques, a suscité une illusion pernicieuse visant à confondre la visibilité et l’accessibilité. En réalité, les publics en ligne tout comme les institutions n’étaient pas tous équitablement préparés à investir aussi durablement le champ du numérique.

“DÉCONFINER” LES COLLECTIONS 

      C’est en étant contraint de sortir de son enceinte physique pour poursuivre sa mission de diffusion, d’éducation et d’interaction avec son public que le musée a investi un espace auparavant parfois dédaigné: le réseau informatique mondial et notamment celui du socio-numérique. S’inscrivant dans un mouvement contraint de déplacement de la sphère d’action et d’influence du physique au virtuel, cette place publique peut être considérée comme un prolongement du musée « hors les murs ». Devenue une véritable vitrine permettant de valoriser et de diffuser les collections, son utilisation accrue par les institutions patrimoniales semble avoir (ré)ouvert le champ des possibles. 

Ces deux derniers mois, une mobilisation massive visant à la diffusion de contenu culturel original aussi bien inopiné qu’expérimental s’est observé. Des initiatives publiques et privées, amatrices ou professionnelles, nous ont invités à « rester confinés mais cultivés ». Cette fermeture contrainte a donc amené les institutions patrimoniales à penser de nouveaux programmes de communication et de médiation. De nombreux musées et galeries se sont organisés pour permettre à chacun de s’offrir une visite numérique de leurs expositions. Contraint de reporter l’ouverture de son exposition événement «Pompéi», la Réunion des musées nationaux RMN-Grand Palais a orchestré sur son site l’opération #ExpoPompéi. Dans cette expérience immersive inédite, le visiteur virtuel escorté par divers podcasts a pu se plonger dans l’ancienne cité antique de Pompéi reconstituée en trois dimensions. L’internaute a également pu faire apparaître dans son salon une sculpture Livie en réalité augmentée accompagnée de son cartel, lui aussi virtuel. Depuis chez soi, cette expérience culturelle et presque sensorielle livre un témoignage ludique et quasi-vivant de la civilisation romaine. Cette vaste opération numérique si elle est certes hors-normes ne fait pas figure d’apax, mais s’inscrit dans une nébuleuse d’initiatives visant à promouvoir une grande accessibilité à la culture même en temps de crise. Si en apparence la multiplication des expériences culturelles numériques semble en faveur d’une grande accessibilité, elle recoupe pourtant des réalités diverses et semble même dans une certaine mesure avoir mis en lumière d’anciennes inégalités.

PUBLICS EN LIGNE 

      Tout pourrait laisser à penser que la situation de crise forçant un passage total au numérique aurait permis de surmonter certaines contraintes tels que le prix ou l’éloignement de l’offre culturelle et aurait ainsi permis une plus grande accessibilité à la culture. Un préjugé tenace vise à croire que l’apparent convivial et intuitif réseau informatique mondial serait une formidable opportunité facile d’utilisation, gratuite et accessible à tous. Tout laisse donc à croire que cette situation exceptionnelle aurait opéré ou obligé une « révélation » culturelle elle aussi exceptionnelle. 

La mise à disposition d’une culture numérisée, à distance et pour le plus grand nombre, n’est pas un nouvel enjeu. En réalité, le champ d’intervention que constitue le numérique et internet, s’il semble avoir été encensé par ce confinement, constitue un chantier ancien. Les services d’archives, les bibliothèques et les musées numérisent progressivement leur fonds depuis les années 1990 pour proposer un service public de « culture à distance ». A-t-on pour autant prétendu tendre vers une « culture chez nous » ? « Une culture chez tous » ? Selon une enquête de la Mission Société Numérique pilotée par CREDOC, « un tiers des Français s’estime peu ou pas compétent pour utiliser un ordinateur ». Par ailleurs, toujours selon le baromètre du numérique, en 2019, seulement 60 % de la population française a indiqué avoir utilisé des réseaux sociaux au cours des douze derniers mois. Pour nous, enfants du numérique, ce nombre paraît faible. L’étude des profils concernés par un usage fréquent des réseaux sociaux rappelle la réalité de la fracture numérique, et de la diversité des usages sur Internet. Force est de constater qu’il existe une fracture numérique qui détermine une fracture d’accès à la culture, et bien que les institutions patrimoniales aient initié des programmes de diffusions massifs, rien ne garantit une plus grande accessibilité. La tendance pernicieuse invitant à confondre visibilité et accessibilité semble particulièrement d’actualité.

 LES INSTITUTIONS

      Si l’on peut parler d’inégalités concernant les publics en ligne, ce même constat concerne aussi les institutions qui dans une certaine mesure n’ont pas pu toutes faire face à la crise grâce au numérique. La situation est hétérogène et la plupart des musées territoriaux n’ont eu ni humainement ni financièrement les moyens de développer une réelle politique numérique. 

Les grands acteurs privilégiés de la crise sont les réseaux socio-numériques et leur community manager. Le développement d’une communication numérique pertinente doit faire l’objet d’une véritable stratégie, pensée, ciblée, et préparée en fonction du média. Cette stratégie n’a pas toujours pu être menée avec les moyens humains et financiers qu’elle réclamait. Encore une fois encensées par la crise, ces questions ne sont pas récentes. Dès 2017, Noémie Couillard relevait l’importance croissante de la profession d’animateurs de communautés, ou community manager dans les institutions patrimoniales. Appelés à fédérer les publics en ligne sur un ou plusieurs canaux (site internet, réseaux socionumériques…) pour le compte de leur établissement, ils sont également amenés à planifier, à suivre et à évaluer des stratégies de communication viables et pérennes. Rares sont toutefois les community manager à temps plein, les postes occupés par ces derniers allant de “(…) l’agent d’accueil à la directrice d’établissement“. En dépit d’un intérêt croissant renforcé par la crise pour ces professionnels des réseaux, ceux-ci sont largement sous-représentés dans les établissements municipaux ou bien occupent une fonction polyvalente au sein de leur établissement. Les institutions patrimoniales étaient donc inégalement armées pour faire face à cette soudaine fermeture. 

La nébuleuse d’initiatives orchestrées par certaines institutions patrimoniales aux moyens parfois colossaux semble avoir contribué à cette confusion entre visibilité et accessibilité. En réalité cet apparent trop-plein de contenu reste minime à l’égard de l’ensemble des institutions. Ce constat nous invite à quitter l’idyllique et féconde “bulle de filtres” culturelle qu’a déterminé la crise pour regarder hors de la sphère d’influence et d’action de ce que veut bien nous laisser voir internet. L’économiste Françoise Benhamou, interrogée par Le Monde, a affirmé que la culture « est toujours le laboratoire du monde de demain ». Les projets et les initiatives expérimentés au cours des derniers mois auront-ils permis de repenser certains enjeux ? Allons-nous vers une généralisation de la prise en compte des publics en ligne, et donc du développement d’une communication numérique culturelle ? Est-ce seulement, financièrement et humainement possible pour nos institutions ?

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