J’ai rêvé la géométrie.
J’ai rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai rêvé le jaune, le rouge et le bleu.
[...] J’ai rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
Jorge Luis Borgès « Descartes » dans Le Chiffre[1]
Olga de Amaral, dans une exposition éponyme à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, propose aux visiteurs un voyage immersif dans son riche univers aux temporalités et paysages entremêlés. Première grande rétrospective de l’artiste en Europe, l’exposition rassemble près de 80 œuvres créées entre 1960 et aujourd’hui, laissant découvrir l’évolution du travail et des créations de cette figure emblématique du « Fiber Art ». Le visiteur, accompagné dans son parcours par l’architecte Lina Ghotmeh qui définit trois espaces distincts, est invité à explorer la matérialité du textile qui affirme la puissance des mémoires intimes et collectives, dépassant les frontières du visible.
Le premier espace d'exposition plonge le visiteur dans une architecture de pierre et d’ardoise, évoquant les paysages de Bogota, ville populeuse nichée dans la végétation dense et montagnarde des Andes dont l’artiste est originaire. L’architecte accompagne les premières œuvres d’Olga de Amaral fabriquées avec des matières naturelles comme le lin ou le crin de cheval, par des blocs de pierres bruts, mettant en lumière les riches techniques et traditions de tissage colombiennes. Le choix de l’artiste d’utiliser des fibres naturelles traduit l’importance du lien social et environnemental, qui se trouve au cœur de l’art du tissage, véritable outil de communication entre les populations et les régions du pays. Les tapisseries rappellent les murs de briques caractéristiques de l’architecture du pays. Olga de Amaral s’inspire également des techniques de vannerie de la population vénézuélienne des Yanomami, ces « enfants de la lune » qui entrelacent les brins de paille compacts en motifs géométriques simples et formes élémentaires, représentant l’unité entre la lune et l’Esprit. L’artiste réutilise cette technique avec des bandes monochromes invitant le visiteur à se perdre dans les forêts denses et les falaises rocailleuses des Andes. Ainsi, l’immersion physique du visiteur dans les paysages colombiens ancestraux empreints de mysticisme et de poésie introduit la complexité de ce savoir-faire et l’approche architecturale du textile d’Olga de Amaral. En effet, formée à l’art textile à la Cranbrook Academy of Art dans le Michigan, elle est architecte de formation et ses œuvres, oscillant entre sculpture et tapisserie, interrogent l’héritage cultural latino-américain et l’histoire de la colonisation.
L’artiste transcende le textile et invite, dans la deuxième partie de l’exposition, le visiteur à méditer et à repenser les notions d’identité, de transformation, en convoquant une mémoire qui relie l’intime et le collectif et où le tissage se fait chant sacré et acte de résistance. Le lieu d’exposition, bâtiment moderne et lumineux, convient parfaitement à la série des Brumas, où les tissages aériens, vibrants peuvent se mouvoir au grès des passages des visiteurs. Olga de Amaral fait de ses œuvres des objets totémiques, massifs et puissants, où l’abstraction géométrique, inspirée du Bauhaus et de ses voyages européens, côtoie des références à l’art précolombien et aux mythologies ancestrales de sa Colombie natale. Elle lie géométrie, couleur et spiritualité. Les visiteurs sont invités à la contemplation par des jeux d’angles et de lumière créant des changements de perception. Les tapisseries flottent et rappellent les bannières des églises coloniales et les reliques sacrées des chambres funéraires précolombiennes. La sensation de lourdeur des fibres contraste avec leur légèreté apparente, donnant une présence théâtrale aux œuvres, qui jouent de la gravité et de la suspension. L’architecte et l’artiste, par une étroite collaboration, éloignent ainsi les tapisseries des murs, les libérant de la rigidité des cimaises afin qu’elles habitent l’espace comme des sculptures tridimensionnelles. Les matières évoluent et c’est le lin et le coton qui sont ici privilégiés. Olga de Amaral, relie ainsi les mythes fondateurs de la Colombie aux empreintes de la colonisation et à l’identité contemporaine, utilisant les matières pour montrer l’évolution de l’Histoire du pays. Pour l’artiste, le textile est langage : chaque fibre, assemblée en bande vient former une « surface parfaite »[2], amplifiant les fils élémentaires et formant des unités fondamentales parfaitement proportionnées. Ces dernières, rassemblées, viennent agir comme des mots pour l’artiste, créant des paysages de souvenirs, de relations et d’émotions.
Si les mondes d’Olga de Amaral sont peuplés par les représentations de sa Colombie natale associées à ses découvertes textiles et artistiques lors de ses voyages, l’année 1970 marque un tournant dans sa carrière. L’apport de l’or, technique apprise auprès de la céramiste Lucie Rie, qu’elle rencontre à Londres, soulignant la dimension sacrée de son art. L’artiste, inspirée par le Kintsugi, art japonais qui, par la dorure des cassures honore la réparation comme un acte de respect, transforme ses surfaces avec l’ajout de l’or. Elle vient retravailler le matériau précieux pour l’appliquer avec une fine couche de gesso sur les fibres naturelles, conférant à la tapisserie un état simple, sans interstice, qui renforce l’austérité de l’œuvre sans en perdre la structure sous-jacente toujours visible. Olga de Amaral enrichit sans camoufler : les matières restent brutes et le côté abrasif du gesso est adouci avec l’utilisation du papier de riz, donnant aux tapisseries présentées dans le troisième espace, au sous-sol, une apparence luisante et organique. La série des Estelas, dévoilée dans la dernière salle de l’exposition, flottant dans les airs, rappelle par ses formes et sa couleur les sculptures funéraires et votives retrouvées par les archéologues sur le site, situé à la frontière équatorienne, de Tumaco - La Tolita par exemple. Pour renforcer cette austérité et ce contraste entre la rareté de l’or, élément chimique complexe, et la simplicité des fibres, Lina Ghotmeh vient recouvrir les murs de l’espace d’une peinture bleu nuit texturée, poussant les visiteurs à interagir avec le bâtiment en touchant les parois. Ainsi, le visiteur prend conscience de l’importance de la couleur dans le travail d’Olga de Amaral. Elle l’utilise pour mettre la fibre en valeur : si les fibres servent de support pour la couleur, c’est la peinture qui leur confère des caractéristiques tridimensionnelles, épaississant les brins et jouant avec la superposition des matières. Les œuvres sont donc constituées de couches temporelles, qui laissent transparaître leurs créations, se présentant comme artefact de l’archéologie du futur. Olga de Amaral transcrit la mémoire spirituelle sous une forme textile, créant une mémoire physique inscrite dans la matière et le temps.
Ainsi, la rétrospective d'Olga de Amaral à la Fondation Cartier pour l’art contemporain nous invite à traverser des mondes où le textile devient mémoire vivante, entrelacée d’histoire, de spiritualité et d’identité. Les œuvres, mises en valeur par l’architecture et la scénographie de Lina Ghotmeh, se meuvent dans l’espace avec légèreté et incarnent, comme peut l'observer le visiteur avec les Brumas, un dialogue entre tradition et innovation qui transforme la matière en un langage sacré et universel. De plus, avec ses Estelas, Olga De Amaral, à travers les fibres, les couleurs et l’or, révèle la profondeur de l’âme colombienne et la résilience des cultures ancestrales. L'exposition se révèle ainsi non seulement comme une rétrospective artistique, mais aussi comme une expérience immersive incitant à la remise en question de la matière et du temps, et célébrant le tissage comme art de la mémoire et de la transformation.
[1] Jorge Luis Borges, Les conjurés: précédé de Le chiffre, trad. par Claude Esteban, Réimpr (Paris: Gallimard, 1993).
[2] Fondation Cartier pour l’art contemporain, éd., Géométries Sud: du Mexique à la Terre de Feu [exposition, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 14 octobre 2018-24 février 2019] (Paris: Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2018). p.145
Par Ariane Perrin, Responsable Développement commercial pour le mandat 2024-2025.