« Les tableaux que je possède sont tous enregistrés dans ma tête. Je les garde comme on conserve des souvenirs. Mais le seul fait qu’ils soient accrochés dans un espace public signifie pour moi qu’ils respirent. »
Ces quelques mots de Heinz Berggruen laissent deviner quel bel hommage au marchand a constitué cette exposition du musée de l’Orangerie consacrée à sa collection. Or l’homme, autant que les œuvres de sa collection, a contribué à définir l’art du XXème siècle. Au-delà même de l’hommage, cette rétrospective propose un voyage dans l’univers du collectionneur, révélant le dialogue intime entre les œuvres qu’il a rassemblées, les artistes qu’il a soutenus et sa vision singulière de l’art. Ainsi, à travers les œuvres rassemblées par Berggruen, c’est toute l’histoire du XXème siècle qui transparaît : les bouleversements politiques, les migrations, mais aussi l’effervescence intellectuelle et artistique qui a marqué cette période.
Né à Berlin en 1914 dans une famille juive, Heinz Berggruen est marqué dès ses premières années par les bouleversements historiques de son époque. Dans les années 1930, il fuit l’Allemagne nazie pour s’installer aux États-Unis, où il poursuit des études littéraires et entame sa carrière dans le monde de l’art. Paris devient ensuite sa ville d’adoption et un lieu central de son activité. Sa galerie, place Dauphine puis rue de l’Université, spécialisée dans les arts graphiques des artistes modernes, devient alors une place majeure sur le marché de l’art de la deuxième moitié du XXème siècle.
Ces déplacements, faits de ruptures et de réinventions, nourrissent chez Berggruen une perspective cosmopolite et une sensibilité particulière aux tensions entre tradition et modernité, abstraction et figuration. Ces dualités parcourent toute sa collection, comme en témoigne l’exposition. Documents d’archives, correspondances, et œuvres d’art complètent le parcours, éclairant les étapes de cette vie entre deux continents.
Heinz Berggruen n’était pas seulement un collectionneur : il était aussi un marchand et galeriste visionnaire. Tout au long de sa carrière, il s’est attaché à promouvoir des figures majeures de l’art moderne dont il était souvent proche, notamment Pablo Picasso, Paul Klee, Henri Matisse, Georges Braque, et Alberto Giacometti.
Ses choix témoignent d’un attachement profond aux avant-gardes européennes, tout en restant attentif aux échanges artistiques transatlantiques. Il ne s’est jamais limité à un médium ou à un style, rassemblant peintures - portraits comme natures mortes -, sculptures, dessins, gravures et livres d’artistes. Cette diversité trouve son fil conducteur dans la quête de la beauté universelle et dans une réflexion constante sur l’évolution de l’art moderne.
Au-delà de son rôle de collectionneur, Heinz Berggruen s’est enfin affirmé comme un véritable médiateur de l’art. Son activité de galeriste l’a conduit à collaborer étroitement avec les artistes, à organiser des expositions et à éditer des catalogues. Berggruen voyait en réalité son rôle comme celui d’un passeur, permettant à un public plus large de découvrir les œuvres et de dialoguer avec elles.
Une réflexion sur la modernité
En rassemblant des artistes aussi divers que Picasso, Klee, Matisse, et Giacometti, Berggruen a également contribué à redéfinir ce que signifie être « moderne ». Loin de se limiter à une rupture avec la tradition, la modernité telle qu’elle émerge de cette collection est un dialogue constant entre passé et présent, abstraction et figuration, intuition et rigueur.
Les choix de Berggruen reflètent une vision profondément humaniste, où l’art devient un refuge face aux violences de l’histoire, mais aussi un moyen de réinventer le monde. Cette dimension est particulièrement poignante dans les œuvres de Giacometti, où la fragilité des figures humaines semble témoigner de la précarité de l’existence, au lendemain de deux guerres mondiales.
L’exposition consacre un volet significatif à Pablo Picasso, avec lequel Berggruen entretenait une relation personnelle et professionnelle étroite. Les œuvres exposées retracent plusieurs périodes clés de l’artiste, depuis les expérimentations cubistes jusqu’aux créations plus tardives.
Parmi les œuvres remarquables figure Grand nu couché (1942), une toile qui illustre à la fois l’audace formelle de Picasso et son dialogue avec la tradition. Les lignes brisées rappellent l’influence cubiste, tandis que la pose classique du nu, probablement une figure féminine, évoque les grands maîtres de la peinture.
Si Picasso incarne l’audace et l’exubérance, Paul Klee représente une modernité plus introspective. L’exposition explore son univers singulier, où chaque élément visuel devient une métaphore subtile du monde intérieur.
Paysage en bleu (1917) constitue ainsi par exemple une mosaïque de couleurs vibrantes évoquant un paysage empreint de musicalité et de spiritualité. Comme tant d’autres œuvres de Klee, elle témoigne du goût de l’artiste pour l’expérimentation, notamment dans son usage ludique des formes géométriques et des textures, malgré une rigueur formelle. Ses compositions, à la fois simples et profondes, révèlent une quête poétique de sens qui dépasse les contraintes matérielles de l’art.
L’œuvre de Henri Matisse se déploie autour de la couleur et de la lumière, éléments centraux de sa démarche artistique. L’exposition présente plusieurs gouaches découpées, où le geste artistique s’allie à une recherche d’harmonie et de simplicité. Ces œuvres, d’une abstraction pure, illustrent la capacité de Matisse à transcender les formes pour atteindre une dimension universelle.
La disposition des œuvres au musée de l’Orangerie, dans une architecture blanche favorisant les vues traversantes et les rapprochements visuels entre les salles, reflète la manière dont Heinz Berggruen concevait sa collection : comme une conversation entre les artistes et les époques. La scénographie joue sur des rapprochements parfois audacieux, mettant en lumière les dialogues implicites entre les œuvres.
Dans une salle consacrée à la figure humaine, par exemple, un dessin de Klee côtoie une peinture de Picasso, soulignant leurs approches contrastées de la représentation du visage. Tandis que Picasso retourne à une forme de classicisme avec des figures plus réalistes dans sa période bellifontaine, Klee réduit à une essence presque spectrale son « homme économe » (Maigres Mots de l’homme économe, 1924), proche du dessin d’enfant.
De même, le face-à-face entre les natures mortes cubistes de Braque et Picasso invite à réfléchir sur les multiples interprétations du rapport entre objet et espace dans l’art du XXᵉ siècle.
En léguant une partie de sa collection au musée Berggruen de Berlin, Heinz Berggruen a voulu inscrire son travail dans une perspective durable. Ce geste souligne sa conviction que l’art peut transcender les frontières et les générations, devenant un pont entre passé, présent et avenir.
L’exposition au musée de l’Orangerie s’inscrit dans cette démarche, proposant non seulement un hommage à une figure clé du XXème siècle, mais aussi une réflexion sur la manière dont l’art continue de dialoguer avec notre époque.
L’exposition « Heinz Berggruen, un marchand et sa collection » au musée de l’Orangerie est donc véritablement un hommage à la passion et à la transmission. Elle invite le spectateur à découvrir non seulement la richesse d’une collection exceptionnelle, mais aussi la vision d’un homme pour qui l’art, auquel il a choisi de dédier sa vie, était une forme d’engagement envers la beauté, la vérité, et l’humanité.
À travers ce parcours, on comprend que la collection de Berggruen n’est pas une accumulation d’œuvres, mais un véritable manifeste : un plaidoyer pour l’art comme source d’émotion, de réflexion, et de dialogue intemporel. C’est, en somme, une célébration de l’illusion et de la vérité, où chaque œuvre devient une fenêtre ouverte sur un monde réinventé.
Par Victoire Barthélemy, chargée qualité pour le mandat 2024-2025.